
Ancien coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme (2007-2021)
L adislav Hamran m'a fait l'amitié de m'inviter à rassembler quelques souvenirs sur les étapes qui ont conduit à la création d'Eurojust. Plusieurs auteurs ayant procédé à cet exercice avant moi sur un plan académique, je me suis décidé à centrer mon propos sur certains épisodes restés jusqu'ici assez confidentiels. Après vingt années, j'ai estimé qu'il y avait prescription.
Eurojust est né de la perception d'un double besoin:
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d'une part, la nécessité de doter l'entraide pénale et l'extradition d'un instrument plus performant que ceux développés jusqu'alors dans le cadre du Conseil de l'Europe et, depuis l'entrée en vigueur du Traité de Maastricht en novembre 1993, dans le cadre de l'Union européenne. L'Appel de Genève, cri de désespoir lancé en octobre 1996 par 7 magistrats européens, témoigne du désarroi de ceux qui devaient alors combattre le crime organisé avec des instruments dépassés.
J'ai en mémoire la frustration exprimée par l'un des signataires de cet Appel qui exprimait le sentiment de solitude ressenti lorsqu'il émettait des commissions rogatoires internationales : "lorsque j'envoie une commission rogatoire internationale, j'éprouve ce que devait ressentir Robinson Crusoe lorsqu'il jetait une bouteille à la mer : je ne sais si elle va jamais être recueillie, si le message qu'elle contient va être lu et encore moins si elle fera l'objet d'une réponse".
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d'autre part, la nécessité d'équilibrer les relations entre police et justice. Le Traité de Maastricht avait institué (à l'initiative du Chancelier Kohl) Europol (article K.1.9 du TUE). Dans la plupart des États membres, la police travaillant sous l'autorité et le contrôle du parquet, il paraissait nécessaire d'instituer une Agence "soeur" pour équilibrer la création d'Europol. Je trouve du reste très révélateur qu'en français Europol soit masculin et Eurojust féminin !
La paternité d'Eurojust, comme toutes les bonnes idées, est multiple. J'y ai pris ma part avec de multiples complices, qui sont devenus des amis : Hans Nilsson, Clemens Ladenburger, Charles Elsen, Emmanuel Barbe, Lorenzo Salazar, Claude Debrulle, Daniel Flore, Gisèle Vernimmen...
Il a fallu s'y prendre à plusieurs reprises pour convaincre les États membres de sa nécessité. Certes des événements tragiques comme les attentats du 11 septembre 2001 ont cristallisé la volonté politique. Mais il a fallu un peu ruser, comme l'illustre la petite histoire qui suit.
Le premier essai de créer une unité européenne de coopération judiciaire remonte, dans mon souvenir, à l'initiative belge lancée lors de la réunion informelle des Ministres de la Justice à Limelette en septembre 1993. Le Ministre belge de la Justice de l'époque, Melchior Wathelet, dont j'étais le chef de cabinet, a proposé à ses collègues la création d'un centre d'information, de réflexion et d'échange ("CIREJUD") inspiré des centres créés en matière d'asile ou d'immigration (CIREA et CIREFI). Malheureusement cette proposition n'a pu recueillir l'accord de tous les États membres et tomba en sommeil.
Le deuxième essai intervint trois ans plus tard. Une journaliste irlandaise enquêtant sur le crime organisé, Véronica Guérin, ayant été assassinée en juin 1996, le Président du Conseil européen proposa à ses collègues de mettre sur pied un groupe à haut niveau pour établir une stratégie européenne de lutte contre la criminalité organisée. Directeur en charge de ces questions au sein du Secrétariat général du Conseil, je fus chargé de proposer des idées de réforme à la Présidence. Mon adjoint, Hans Nilsson, ressuscita dans ce cadre l'idée d'instituer une Agence de coopération judiciaire. Malheureusement, à nouveau, la proposition ne recueillit pas suffisamment de soutiens au sein du Conseil.
Le troisième essai, réussi cette fois, eut lieu trois ans plus tard. Le Conseil européen avait décidé de consacrer, pour la première fois, une réunion entière aux questions de justice et d'affaires intérieures compte tenu de l'entrée en vigueur du traité d'Amsterdam. Celui-ci opérait une large communautarisation des question d'asile, d'immigration et de contrôle des frontières extérieures et rénovait en profondeur le fonctionnement de la coopération intergouvernementale en matière de sécurité intérieure. La divine surprise fut que le Premier Ministre finlandais (Pavo Lipponen) et son Représentant permanent (le regretté Antti Satuli) me confièrent la mission de rédiger, dans le plus grand secret, le projet de conclusions du Conseil européen. Je disposais d'une liberté totale d'y insérer toutes les bonnes idées que je pouvais recueillir auprès des États membres et de la Commission. Sous l'autorité de mon Directeur général, Charles Elsen, et avec l'aide de Clemens Ladenburger et de Hans Nilsson, j'ai pu promouvoir, outre la création d'Eurojust, de multiples réformes telles que la consécration du principe de reconnaissance mutuelle, la suppression de l'extradition et son remplacement par ce qui est devenu le mandat d'arrêt européen, l'harmonisation d'une série de crimes, dont celui de terrorisme, pour ne citer que certains aspects liés au domaine pénal.
S'agissant de la création d'Eurojust, il me fallut surmonter trois obstacles:
- convaincre le Commissaire Antonio Vitorino, en charge des questions de justice et d'affaires intérieures, tout d'abord. La difficulté tenait au fait que la collègue d'Antonio Vitorino en charge de la protection des intérêts financiers de la Communauté, Michaële Schreyer, poussait le projet du Corpus Juris, porté par la regrettée Mireille Delmas-Marty, de créer un procureur européen pour la protection des intérêts financiers de la Communauté. Je suis allé voir Antonio Vitorino pour m'assurer qu'il ne bloquerait pas mon souhait d'insérer la création d'Eurojust dans les conclusions de Tampere. Il m'avoua qu'il partageait ma conviction que l'instauration d'un procureur européen était prématurée (il a fallu le mécanisme des coopérations renforcées pour l'instituer dix ans plus tard !) et qu'il était souhaitable de ne pas limiter les compétences de cette nouvelle agence à la seule protection des intérêts financiers mais de l'élargir à toutes formes graves de criminalité. Par correction pour sa collègue Schreyer, Antonio Vitorino m'indiqua qu'il ne soutiendrait pas officiellement la création d'Eurojust, certains au sein de la Commission voyant en cette proposition une manière de bloquer le projet d'instituer un parquet européen, mais qu'il ne s'y opposerait pas non plus. Bien au contraire, Antonio Vitorino partageait ma conviction qu'il fallait procéder par étapes et que la création d'Eurojust, si l'Agence faisait la démonstration de sa valeur ajoutée, conduirait tout naturellement à la création du procureur européen. La suite a montré que nous avions raison …
- convaincre la Présidence finlandaise. Comme je l'ai indiqué ci-dessus, je disposais d'une très large liberté de propositions. Sauf que l'idée de créer une Agence de coopération judiciaire ne paraissait pas nécessaire à la présidence finlandaise. La raison tenant au système finlandais qui ne connaît ni la figure du parquet, ni celle du juge d'instruction dans la conduite des enquêtes et des poursuites, un peu sur le modèle britannique où l'enquête est conduite exclusivement par la police, le Crown Prosecution Service n'intervenant qu'à la fin pour vérifier si le dossier est suffisamment solide pour être soumis au tribunal.
- convaincre les États membres. Certains d'entre eux doutaient de l'utilité d'une telle agence, se satisfaisant du réseau judiciaire européen récemment créé. D'autres craignaient que cette Agence ne soit que la première étape vers la création du Parquet européen.
Il me fallut dès lors un peu ruser. La Présidence finlandaise avait décidé de consacrer, bien naturellement, la réunion informelle des ministres de la Justice et de l'Intérieur, qui avait lieu à Turku un mois avant Tampere, à recueillir les idées des Ministres sur ce qu'il fallait soumettre au Conseil européen de Tampere. J'avais préparé un questionnaire pour la discussion de la première matinée dont les questions devaient conduire les Ministres de la Justice à soutenir l'idée de créer Eurojust. À mon grand étonnement, alors que j'avais passé la soirée précédent la réunion ministérielle à demander à ceux que je connaissais le mieux de pousser l'idée, aucun d'entre eux n'évoqua l'idée.
À l'interruption, j'allai voir la ministre allemande de la Justice, Herta Däubler- Gmelin, qui avait entendu parler d'Eurojust par un magistrat allemand, Wolfgang Schomburg. Elle promit d'intervenir l'après-midi, ce qu'elle fit sur la base d'une intervention préparée par ses collaborateurs aidés de Clemens Ladenburger. En début d'après-midi, grâce à mes relations amicales avec le regretté Daniel Lecrubier, à l'époque, chef de la coopération internationale au ministre français de la justice et avec Michel Debacq, à l'époque conseiller à son cabinet, je pus convaincre la Ministre de la Justice Elisabeth Guigou de soutenir sa collègue allemande. Tous les autres ministres prirent ensuite la parole en soutien de la création d'Eurojust, ce qui me permit de convaincre la Présidence d'en insérer la proposition dans le projet de conclusions de Tampere.
Le principe de la création d'Eurojust étant décidé par le Conseil européen de Tampere les 15 et 16 octobre 1999, les quatre présidences successives du Conseil (Portugal, France, Suède et Belgique) déposèrent un projet de décision largement rédigé par Hans Nilsson. La négociation de ce projet débuta début 2000, sous présidence portugaise. Elle se révéla longue et fastidieuse. Certes, les questions étaient complexes mais je me désespérais du rythme excessivement lent des travaux.
Une idée me vint au soir d'une journée de discussion peu fructueuse. Pourquoi ne pas lancer l'idée de procéder comme les ministres de l'intérieur l'avaient fait en 1995 lors de la création d'Europol ? En attendant la conclusion de la convention portant création d'Europol, le Conseil avait en effet décidé de créer une unité provisoire – l'Unité de Drogue Europol (EDU) – afin de préparer techniquement le lancement de l'Agence. La Présidence française se rapprochant, je rédigeai une note décrivant l'idée à l'attention de la Ministre Elisabeth Guigou, que je lui transmis par le canal de la Fondation Notre Europe de Jacques Delors. De manière très astucieuse, Elisabeth Guigou lança l'idée lors de la réunion informelle des ministres de la Justice à Marseille en juillet 2000. Les Ministres s'engagèrent à envoyer à Bruxelles, dès septembre, chacun un magistrat. J'avais pris sur moi de les accueillir dans les bâtiments du Conseil. Cela se révéla une très bonne idée. Non seulement parce que les magistrats désignés commencèrent à travailler ensemble et à réfléchir au mode de fonctionnement de l'Agence lorsqu'elle serait créée. Mais aussi parce qu'ils participèrent avec d'autant plus d'enthousiasme à la négociation de l'instrument portant création d'Eurojust dont ils étaient impatients de devenir les premiers membres de son Collège. Ce qui permit d'accélérer considérablement la négociation.
Les attentats terroristes du 11 septembre donnèrent un coup d'accélérateur puissant à cette négociation : un accord politique fut atteint au Conseil le 14 décembre 2001 et la décision fut adoptée formellement le 28 février 2002.
Restait à consacrer constitutionnellement la naissance d'Eurojust. Ce fut fait, ici aussi à l'initiative d'Elisabeth Guigou, lors de l'adoption du traité de Nice par l'insertion d'un article 29.2 dans le TUE.
Hans Nilsson et moi avons ensuite réuni les membres de « pro-Eurojust » dans un très bel endroit des Ardennes belges, la Converserie, pour y mener une réflexion stratégique. L'enthousiasme et la créativité des participants furent remarquables.
Cette petite histoire illustre la force des réseaux. Elle montre une fois encore que l'Europe ne procède pas d'une construction d'ensemble mais se construit par étapes.
J'ai eu le privilège et la chance de travailler très étroitement avec les présidents successifs d'Eurojust. L'Agence a répondu aux attentes que ses multiples géniteurs avaient placé en elle. Au point qu'il n'est plus, depuis 2015, une enquête ou une poursuite dans le domaine du terrorisme qui n'associe Eurojust. C'est la preuve, s'agissant d'un domaine très sensible, de la confiance que les États lui portent désormais.
Je suis impatient de suivre les succès d'Eurojust au cours des 20 prochaines années !

Ancien coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme (2007-2021)