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Eurojust at 20: the story of an ambition to achieve European judicial cooperation

Eric Dupond-Moretti
Eric Dupond-Moretti
Garde des Sceaux, ministre de la justice

Eric Dupond-Moretti

Garde des Sceaux, ministre de la justice

Le 24 février 2022 débutait la guerre en Ukraine. Très vite, la question de possibles crimes de guerre perpétrés dans le cadre de ce conflit se posait. La Procureure générale d’Ukraine et plusieurs Etats membres de l’Union européenne ouvraient des enquêtes. 39 Etats, et en particulier tous les Etats de l’Union européenne décidaient de saisir la Cour pénale internationale.

Dans ce contexte chargé d’émotion, le Conseil des ministres de la Justice de l’Union se réunissait le 4 mars sous présidence française. Immédiatement, avec la simplicité de l’évidence, s’imposait l’idée de demander à Eurojust de jouer un rôle central dans la coordination des enquêtes. En se tournant ainsi spontanément vers Eurojust, les ministres de la justice lui ont rendu le plus bel hommage. Alors que nous célébrons cette année ses 20 ans d’existence, Eurojust s’impose aujourd’hui comme un acteur-clé de la coopération judiciaire européenne et internationale.

Si aujourd’hui, en seulement vingt années d’existence, Eurojust a réussi à gagner la confiance de l’ensemble des acteurs, au point de devenir la figure de proue de l’espace judiciaire européen, c’est parce que sa création répondait à un besoin profond.

En 20 ans, les progrès de l’espace judiciaire européen ont été tels que nous avons oublié à quel point les formes traditionnelles de la coopération judiciaire qui prévalaient encore dans les années 90 étaient obsolètes. Alors que les bouleversements géopolitiques à l’Est de l’Europe et l’entrée en vigueur des accords de Schengen en 1995 avaient ouvert l’espace européen en permettant aux hommes de circuler plus librement de part et d’autres des frontières, la justice restait enfermée à l’intérieur des frontières nationales. La coopération judiciaire, inchangée depuis des décennies, se faisait non entre autorités judiciaires mais d’Etat à Etat, donnant lieu à des procédures le plus souvent longues et inefficaces. Certains le dénonçaient, et l’appel de Genève lancé en 1996 par 7 magistrats européens déplorant les entraves à leurs enquêtes, notamment en matière de criminalité organisée et de lutte contre la corruption, constitua à cette époque un cri d’alarme retentissant.

En donnant à l’Union européenne le nouvel objectif de créer un espace européen de liberté, de sécurité et de justice, le traité d’Amsterdam entré en vigueur en 1999 était une réponse à cet appel et ouvrait la porte à des mécanismes de coopération résolument nouveaux. Eurojust en est l’un des fleurons.

Après la création du réseau des magistrats de liaison et du Réseau judiciaire européen, premiers outils permettant de renforcer les contacts directs entre professionnels pour faciliter la coopération judiciaire, une étape supplémentaire était nécessaire. Le Conseil européen de Tampere posa le principe de la création d’Eurojust. Qu’il me soit ici permis de rendre hommage à l’action visionnaire de certains de mes prédécesseurs, et en particulier à Elisabeth Guigou, ministre de la Justice lors de la présidence française de 2000, qui fit adopter le règlement créant l’unité provisoire Eurojust. Celle-ci commencera à fonctionner à Bruxelles, dès mars 2001.

Le règlement créant définitivement Eurojust sera négocié en même temps que le mandat d’arrêt européen, après le choc des attentats du 11 septembre. Au tournant du siècle, la menace terroriste devenant majeure, l’Europe judiciaire devait enfin se doter des outils nécessaires pour protéger les européens et faire face à la criminalité. Le 28 février 2002, Eurojust était née.

Mais dans le contexte particulier du début des années 2000, Eurojust devait encore s’affirmer, conquérir sa place parmi les institutions européennes, créer les conditions de la confiance auprès des autorités judiciaires des Etats membres.

A la lumière de ces vingt premières années, je crois possible d’affirmer que le succès d’Eurojust est lié au souci permanent de ses membres de répondre aux besoins opérationnels de la justice européenne et à ses capacités d’adaptation.

Etre opérationnel et aider les magistrats sur le terrain à mener leurs enquêtes pour que les différences entre les systèmes juridiques ne soient plus un obstacle, c’est l’essence même d’Eurojust et le souci permanent de ses membres. Affaire après affaire, Eurojust a fait ses preuves.

Les succès opérationnels rendus possibles par Eurojust, ont nourri chez les professionnels la confiance indispensable à la coopération judiciaire au sein de l’Union. Aujourd’hui, partout en Europe, les praticiens ont acquis le « réflexe Eurojust ». Son expertise et l’efficacité des méthodes déployées sont unanimement reconnues par les acteurs de terrain chargés au quotidien de mener les enquêtes transnationales. Les chiffres parlent d’eux même : 10 000 dossiers en cours en 2021, 254 équipes communes d’enquêtes, 3329 suspects arrêtés ou remis à la justice, 1928 réponses rapides à des demandes de coopération judiciaire, 1419 opérations de grande ampleur coordonnées, 2,8 milliards d’Euros d’avoirs criminels saisis ou gelés, et 7 milliards d’Euros de drogues saisies… Eurojust se révèle aujourd’hui un acteur majeur de la coopération judiciaire et de la lutte contre la criminalité en Europe. Les méthodes mises en oeuvre, en particulier les outils numériques, lui ont permis de continuer à travailler pendant la pandémie qui n’a pas affecté ses résultats.

Si je me limite à la France, je relèverai ainsi qu’en 2021 la France a ouvert 258 dossiers en 2021 auprès d’Eurojust, a été requise dans 766 dossiers et a signé 13 équipes communes d’enquête. C’est d’autant plus considérable qu’il s’agit d’enquêtes très importantes. Je tiens à saluer en particulier le bureau français pour ces réussites.

Dans le domaine du terrorisme, qui a particulièrement visé la France, le rôle d’Eurojust a été déterminant pour l’efficacité des enquêtes. Dès le lendemain des attentats du Bataclan, une équipe commune d’enquête était mise en place à Eurojust et des réunions de coordination organisées. Là où les Etats agissant seuls ou en ordre dispersé seraient condamnés à l’impuissance, Eurojust a fourni un cadre commun permettant aujourd’hui aux procès de se tenir.

De même, certains succès retentissants en matière de criminalité organisée transnationales sont à attribuer directement au rôle de coordination d’Eurojust. Ainsi, dans l’affaire « Encrochat » qui a permis de mettre au jour des réseaux particulièrement complexes de criminalité organisée grâce à la captation judiciaire de communications cryptées, la coordination au sein d’Eurojust a permis le démantèlement de réseaux de criminels dans plus de 13 pays, des centaines d’arrestations, la confiscation de plusieurs millions d’euros d’avoirs criminels.

Naturellement, les réussites d’Eurojust se sont inscrites dans un contexte favorable, né de l’intensification de la coopération judiciaire en matière pénale au moyen d’instruments nouveaux. Il est impossible de passer sous silence les avancées considérables qu’ont été le mandat d’arrêt européen (dont nous célébrons en 2022 également les 20 ans), la décision d’enquête européenne, la directive gel et confiscation, et plus largement, l’ensemble des textes adoptées depuis 20 ans pour donner corps au principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, rapprocher les législations pénales, permettre la confiance mutuelle et doter l’Union des outils qui permettent la fluidité des échanges judiciaires.

Le partenariat avec Europol est également un facteur majeur de renforcement de l’efficacité de la lutte contre la criminalité en Europe. Dès 2005, les deux agences ont conclu un premier accord de coopération et ont développé une large expérience d’interventions conjointes, dans des dossiers identiques, au soutien des autorités nationales, notamment dans le cadre de centres de coordination.

Quel que soit le domaine de criminalité, Eurojust constitue donc pour les professionnels de la justice un partenaire de premier plan.

Qu’il me soit permis, au nom de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, de saluer le travail et l’engagement des femmes et des hommes qui au quotidien font vivre Eurojust depuis 20 ans.

C’est en pensant à eux que j’ai souhaité que la présidence française du Conseil de l’Union européenne célèbre dignement l’anniversaire d’Eurojust, en organisant une conférence le 18 février 2022. Les contraintes sanitaires nous au contraint à une visioconférence, mais j’ai voulu que cet anniversaire nous donne l’occasion de dresser le bilan des années écoulées pour nous projeter sur les perspectives d’avenir, dont trois me paraissent particulièrement déterminantes.

Premièrement, la modernisation constante des outils tant juridiques que technologiques d’Eurojust.

Au cours des années, Eurojust a évolué. En juillet 2008, une décision du Conseil a accru ses capacités opérationnelles, facilité les modalités de coopération avec les autorités judiciaires des Etats membres, et renforcé ses relations avec les États tiers. L’adoption du règlement de novembre 2018 lui a permis ensuite d’acquérir le statut d’agence de l’Union, de mettre en place un nouveau système de gouvernance et un nouveau régime de protection des données, l’installant avec force dans le paysage institutionnel européen.

Aujourd’hui, la présidence française du Conseil de l’Union européenne est pleinement mobilisée pour aboutir sur la proposition visant à doter Eurojust du cadre juridique permettant l’échange d’informations numériques dans les affaires de terrorisme. Cette modernisation du système de gestion des dossiers lui permettra de gagner en efficacité et proactivité. Au-delà de ce texte, il sera important qu’Eurojust puisse en permanence bénéficier des dernières avancées technologiques disponibles pour poursuivre son action dans tous les domaines de la lutte contre la criminalité, y compris la cybercriminalité, où la menace est sans cesse grandissante.

Par ailleurs, l’implication forte d’Eurojust dans les enquêtes en cours sur de possibles crimes de guerre en Ukraine vont conduire à renforcer de nouveau son cadre juridique afin de lui permettre d’assurer en toute sécurité la conservation de tous les types de preuves recueillies, de faciliter leur analyse et de permettre leur transmission aux juridictions concernées, notamment la Cour pénale internationale (CPI). La présidence française espère que ces avancées seront adoptées avec la plus grande rapidité.

Deuxièmement, Eurojust doit renforcer ses relations avec les Etats tiers. La criminalité organisée et le terrorisme sont des phénomènes globaux qui ignorent largement les frontières. Pour être efficace, Eurojust a étendu son action au-delà de l’Union européenne, et a signé de nombreux accords de coopération avec des Etats tiers. En 2021, le Conseil a autorisé Eurojust à négocier des accords avec 13 nouveaux partenaires. Ceux-ci renforceront encore ses capacités en permettant d’étendre au-delà de l’Union européenne les outils de coopération les plus avancés proposés par Eurojust, tels que les réunions de coordination, les centres de coordination ou l’assistance aux équipes communes d’enquête. Certains Etats tiers à l’Union européenne ont ainsi détaché des procureurs de liaison auprès d’Eurojust qui constituent des relais précieux.

Le potentiel international d’Eurojust est tellement reconnu que quelques jours après le début de la guerre en Ukraine, la Procureure générale d’Ukraine s’adressait à Eurojust pour constituer une équipe commune d’enquête sur les éventuels crimes de guerre commis sur le territoire ukrainien.

Le souhait du procureur de la Cour pénale internationale de renforcer son partenariat avec l’agence, notamment à l’occasion du conflit en Ukraine illustre le fait que les méthodes d’Eurojust deviennent des références internationales. L’activité internationale d’Eurojust est l’une des clés de son avenir et de son rayonnement.

Enfin, plus généralement, le principal défi pour Eurojust continuera à être, l’adaptation de ses missions aux besoins, évolutifs, de la coopération judiciaire.

Récemment, pour renforcer la lutte contre le trafic de migrants, Eurojust en lien avec Europol a lancé un groupe de réflexion réunissant les acteurs concernés des systèmes de sécurité et de justice pénale qui a conduit à l’ouverture de 170 nouveaux dossiers, la mise en place de 11 équipes communes d’enquêtes et la tenue de 22 réunions de coordination.

Eurojust a également à plusieurs reprises joué un rôle essentiel dans la coordination de l’aide aux victimes dans des catastrophes de grande ampleur, qu’il s’agisse d’actes terroristes comme les attentats de Nice ou de Barcelone, ou d’accidents collectifs comme le crash de l’avion de la Germanwings. Il s’agit là d’un nouveau champ d’expertise dans lequel l’activité de l’agence pourrait se développer dans l’avenir.

On ne saurait conclure sans parler du Parquet européen. Direct héritier d’Eurojust aux termes du Traité, le parquet européen bénéficie de l’expérience accumulée par Eurojust dans la coopération judiciaire pénale. Capable d’enquêter directement partout en Europe en vertu de ses pouvoirs propres à chaque fois que les intérêts financiers de l’Union sont en jeu, le Parquet européen incarne l’évolution de la coopération judiciaire européenne vers une intégration plus poussée sur laquelle la réflexion devra se poursuivre. D’ores et déjà, une coopération opérationnelle s’amorce entre les deux institutions et elle a vocation à se développer dans les prochaines années.

L’Union européenne n’est jamais si forte et utile que lorsqu’elle sait concilier ambition et efficacité. Eurojust en est une illustration magistrale: l’agence porte l’ambition de valeurs partagées, qui ont présidé à sa genèse – la justice, les libertés, la lutte contre l’impunité, le respect de l’Etat de droit, la protection des victimes ; elle a pu au cours des années faire ses preuves, acquérir expérience et professionnalisme, démontrer son savoir-faire et sa valeur ajoutée. Eurojust porte l’image d’une Europe qui protège, parfois loin des caméras et du feu des projecteurs ; celle d’une Europe qui agit, travaille et construit ; celle d’une Europe qui articule efficacité opérationnelle et respect des libertés fondamentales, d’une Europe pragmatique et attachée à ses valeurs.

Au nom de la présidence française du Conseil de l’Union, bel anniversaire à Eurojust et merci à celles et ceux qui l’animent au quotidien.

Eric Dupond-Moretti
Eric Dupond-Moretti
Garde des Sceaux, ministre de la justice
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